Peut-on parler de volonté hégémonique de la part de la Chine ?

Peut-on parler de volonté hégémonique de la part de la Chine ?

Les 5 et 6 novembre, Futura Mobility a organisé à distance une séance en deux temps sur l’articulation entre innovation et expansion économique chinoise. Cet article est le premier d’une série de trois articles sur le sujet, celui-ci faisant un focus sur la question de la politique d’expansion chinoise, vue de Chine.

Avec des avancées telles que la montée en puissance technologique, scientifique, militaire et spatiale, la Chine d’aujourd’hui est très présente sur le plan international y compris en terme d’innovation« Vous savez, les TGV modernes chinois doivent peu à nos technologies. Ils sont développés  par les chinois eux-mêmes », souligne Jean-Jacques de Dardel, vice-président de la Xinrui Business School à Zurich, senior advisory consultant chez Sinoglade, ancien ambassadeur de Suisse en Chine, Mongolie et Corée du Nord.

Autre signe de cette expansion en marche : les grands achats d’entreprises occidentales par des groupes chinois; comme celui du groupe suisse d’agrochimie Syngenta, par exemple, par ChemChina pour environ 48 milliards de dollars, ou celui de Volvo par Geely pour 1,8 milliard de dollars.

Ce retour en force de la Chine sur le plan international est plus que probable, surtout dans le contexte actuel, estime Denis Jacquet, entrepreneur engagé, auteur et fondateur du mouvement Day One.  « Cette crise du Covid va vraisemblablement marquer le point d’inflexion où, après 5 ou 6 siècles de domination occidentale, le pouvoir va revenir vers la Chine (en concurrence avec les Etats-Unis). La Chine va s’en sortir plus renforcée qu’affaiblie ».

Sur un ton incisif et un brin provocateur Denis Jacquet & Homéric de Sarthe, les auteurs de Pourquoi votre patron sera Chinois : peut-on renverser la vapeur avant qu’il ne soit trop tard ?  (éditions Eyrolles 2018) dressent un état des lieux implacable de l’hégémonie économique chinoise et de ses impacts sur notre quotidien. Ils nous mettent en garde : nous pouvons peut-être réagir et renverser la vapeur, mais il nous reste moins de dix ans …

 

Et même, diront certains, il y a des signes comme des pratiques commerciales inéquitables ou encore le peu de respect de la propriété intellectuelle, qui pourrait laisser entendre que le pays cherche à imposer son modèle sur le reste du monde tout en protégeant son marché intérieur. Uber, par exemple, cherche à s’implanter en Chine mais en 2016 a été plus au moins expulsé par DiDi, « l’Uber chinois ».

 

La Chine e(s)t le monde, un essai sur la sino-mondialisation – Sophie Boisseau de Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque (éditions Odile Jacob 2019). Promise à la première place mondiale, la Chine entend jouer un rôle décisif sur la scène internationale. Quelle est sa vision et comment aborde-t-elle le monde et la mondialisation ? Avec quelles conséquences pour l’Occident et l’Europe ?

 

Pourtant si on regarde l’histoire, souligne M. de Dardel, au contraire des pays en Europe, la Chine n’a jamais cherché à être le centre du monde. « Au fond la Chine ni de près ni de loin n’a jamais développé un messianisme colonialiste. Elle n’a jamais voulu influencer les mondes lointains ».

Cette appréhension d’une volonté l’hégémonique de la part de la Chine est induite par le comportement de l’Occident pendant des siècles – à savoir, l’exploitation de ressources à travers le monde et l’imposition de ses propres modes de vie et de ses systèmes de valeurs aux autres – suggère M. de Dardel : « Nous voyons une volonté hégémonique là où nous reconnaissons les prémices de ce qui façonna nos propres hégémonismes – soit ibériques, français, anglais, et plus récemment américain voire soviétique ».

Certes les craintes des occidentaux vis-à-vis cette montée en puissance de la Chine sont fixées sur les pratiques douteuses commerciales, mais pas seulement. La présence chinoise à l’étranger dérange – « surtout lorsqu’elle s’exerce sur les régions du monde comme l’Arctique, le Moyen Orient et même l’Amérique Latine que nous, les occidentaux, sommes habitués à considérer comme les nôtres », affirme M. de Dardel

La Chine, d’abord tournée vers elle-même

Pour mieux comprendre l’esprit du développement souhaité par les chinois, il faut s’intéresser à l’histoire de la Chine et à la stratégie des dirigeants chinois contemporains. Deux traits caractérisent la Chine, selon M. de Dardel, le complexe de supériorité et une position de défense : « avec une vision strictement défensive de sa place dans le monde … en s’imaginant que les conquérants qui sont venus de l’extérieur pourraient revenir ».

En effet, le pays a longtemps subi des invasions étrangères mais ne s’est pas lui-même comporté comme un envahisseur. La force de la civilisation chinoise a été d’assimiler ses envahisseurs, comme les Mongols et les Mandchous. Aux yeux des dirigeants chinois, le développement de la Chine se déroule plutôt avec que contre les autres pays du monde.

Cependant, malgré son ouverture, ce sentiment que l’étranger soit un danger pour sa culture perdure. Blessure du passé douloureux du pays ? En dominant la Chine, l’occident et notamment l’Europe a su imposer son pouvoir pendant pratiquement 5 siècles ! « La grande crainte de la Chine vis-à-vis de ses propres évolutions démographiques, c’est d’être obligée de partager son pouvoir et sa culture avec des gens qui ne lui ressemble pas, de retrouver ce qui l’a fait souffrir au 15ème siècle quand les anglais et les français sont arrivés pour la pilier », explique Denis Jacquet. « Les chinois ont la mémoire longue. Ils n’oublient pas ! ». Pourtant il ne qualifie pas cette méfiance de xénophobie mais plutôt d’une forme « d’unité » que le Parti veut maintenir.

Le Parti au pouvoir aujourd’hui est bien conscient que sa force, sa solidité, sa base tient avant tout à la réponse qu’il fera aux besoins premiers de l’immense public chinois en lui fournissant nourriture, éducation et santé.  Il regarde son propre pays, immense et extraordinairement complexe, et considère que c’est déjà un challenge de parvenir à maintenir son emprise. « Vu l’ampleur de cette tâche, le Parti n’a pas comme première ambition de transformer le monde », estime M. de Dardel. Si la Chine veut imposer ses règles, c’est donc d’abord à son propre peuple. Ainsi la stratégie de développement chinoise est d’abord tournée vers elle-même.

Il n’empêche que l’économie moderne chinoise ne peut pas se passer de la mondialisation, d’où l’ouverture du pays par Deng Xiaoping dès les années 80. Depuis ses réformes, ce sont des dizaines de milliers d’entreprises qui se sont implantées en Chine, « dont 1 000 suisses ! », ajoute M. de Dardel, « alors qu’il n’y a moins de 100 entreprises chinoises actuellement présentes en Suisse ». Depuis peu, le gouvernement chinois encourage les entreprises chinoises, surtout privées, à investir à l’étranger.

 

▶️ On Board With Wei Wei ◀️

 

« De tous les temps, la Chine a voulu être respectée, crainte et acceptée parce qu’elle se sent supérieure aux autres pays », ajoute M. de Dardel.

La Chine cherche-t-il à projeter l’image d’un modèle autocratique particulièrement performant ? « Le pays se donne volontiers en bon exemple, oui. Surtout face à sa propre population », estime M. de Dardel.

Finalement, plutôt que de « prendre » une place de première puissance mondiale, la Chine ne cherche-t-elle pas simplement à « reprendre » la place qu’elle occupait autrefois ? N’oublions pas que pendant des siècles et ce jusqu’au 19ème siècle, elle était la première économie mondiale sans pour autant avoir colonisé aucun autre pays. Vu sous ce prisme, on peut considérer le développement chinois comme la quête d’une place qu’elle estime légitime dans l’histoire du monde.  « Que feriez-vous si vous étiez la Chine ? « Ne feriez-vous pas la même chose ? » lance M. de Dardel.

Copier ou innover ?

Dans la culture chinoise, le fait de copier ne pose pas de problème car c’est vu comme une étape nécessaire pour ensuite en faire mieux. « Il s’agit tout simplement de copier et recopier en faisant mieux, comme pour l’apprentissage des idéogrammes », estime Denis Jacquet. « Pour les chinois, l’imitation n’existe pas. Il s’agit plutôt de faire ce que fait l’autre mais mieux et plus vite, plus fort. Et surtout par adaptation. Ils adaptent puis renvoient au monde, à l’exemple de Baidu et d’Alibaba ».

 

Dans l’ouvrage AI Superpowers: China, Silicon Valley, and the New World Order, par Kai-Fu Lee (Houghton Mifflin Harcourt 2018), les entrepreneurs chinois sont comme des gladiateurs. Ils entrent dans l’arène en sachant qu’il y aura 10 morts sur les 12 entrepreneurs mais ce n’est pas grave : ils partent au combat.

L’imprimerie, le papier, la boussole, et le poudre à canon … il faut se rappeler que la Chine a histoire d’innovation. Ainsi, dans son discours en mai 2017, au premier Forum des Routes de la Soie, le président Xi Jinping, a rappelé l’histoire des innovations majeures chinoises pour montrer que l’innovation a toujours été dans l’ADN de la Chine. Et il semble que les Chinois d’aujourd’hui reprennent l’avantage. Par exemple, au niveau mondial, la Chine est en tête sur les trois compartiments de l’intelligence artificielle (IA).

Il faut comprendre qu’en Chine, ingénierie et politique vont de pair. Non seulement le pays produit un quart des ingénieurs de la planète chaque année, mais beaucoup d’entre eux se retrouvent au sein du gouvernement ou de l’administration. Des ingénieurs « qui ont plutôt une vision du futur, avec l’IA et la technologie en tête, et qui [tout comme Jack Ma d’Alibaba et Ren Zhengfei d’Huawei] pratiquent le jeu de GO », souligne M. Jacquet. « Dans le GO, les joueurs entourent, encerclent et battent un réseau d’influence. Donc [ces ingénieurs-politiques] travaillent l’environnement, l’infrastructure, la production, les canaux de vente et la consommation ».

Quelle voie pour l’Europe face à la Chine ?

Dans ce monde bousculé, pas facile pour les entreprises européennes de savoir quelle stratégie adopter. Agir plutôt que de subir parait la réponse la plus adéquate !

M. de Dardel conseille aux entreprises européennes de relever le défi et de faire montre d’une attitude combative : « A nous de faire mieux et de démontrer la supériorité ultime des modèles démocratiques ! ».

M. Jacquet propose en outre d’aller conquérir la prochaine zone de développement économique, l’Afrique. « Si on amène nos technologies, nos savoir-faire sur le marché africain on peut, comme le fait la Chine, se donner un rebond de croissance extrêmement important ».